Un ami me racontait il y a deux jours : “J’étais dans le feu de l’action les jours précédents le 14 janvier, j’ai fais face aux balles et j’ai manifesté le 14 avec toute la joie et la fierté de participer à un moment historique. Mais aujourd’hui, je déchante. Ceux qui ont fait le 14 janvier sont totalement débordés par les hordes de néo-révolutionnaires qui ont occupé, cannibalisé et brouillé l’espace public après la fuite du dictateur. Ceux qui nous ont volé la révolution sont les néo-révolutionnaires qui jouent à la surenchère» Triste constat qui ne fait que se vérifier chaque jour, notamment après la tentative avortée d’un nième rassemblement à la Kasbah, devenu le point de ralliement à la mode pour toutes les causes, des plus justes aux plus sottes.
Alors, six mois après la fuite de Ben Ali, que reste-t-il du souffle révolutionnaire du 14 janvier ?
Ultra-révolutionnaires, néo-censeurs et « majorité silencieuse »
Il est triste de constater qu’au fond, cette révolution ne se nourrit pas d’idées structurantes. Trouvant ses racines dans un profond malaise de société, elle n’avait pour objectif essentiel que d’en finir avec un système personnifié en Ben Ali. Cependant, aucune alternative n’était proposée, aucun projet politique ou de société n’était revendiqué. Or, ce particularisme, qui a tant fait parler de lui et qui a rendu la révolution tunisienne si populaire à étranger et dans lequel certains ont vu la (re)-naissance de sociétés civiles fortes, pourrait bien être la plus grande faiblesse de celle-ci.
Car, aujourd’hui, trois mouvements de fond se dégagent :
Des ultra-révolutionnaires en manque d’action
Cette première catégorie de personnes, grisée par les manifestations qui lui étaient jusque là inconnues, joue la surenchère sans néanmoins détenir la moindre culture politique. Elle s’en trouve donc prise au piège de la naïveté de ses revendications. Peu encadrée, elle entretient sa propre conviction que la démocratie se construit par les manifestations, les sit-in et les perturbations. Surtout, elle fait montre d’une véritable inconscience du fait que les enjeux auxquels fait face le pays sont certainement plus profonds que la nécessité proclamée de « faire participer les jeunes », obtenir « la démission du ministre de l’intérieur » ou refuser toute « normalisation avec Israël ».
Ces néo-révolutionnaires, dont l’essentiel des demandes sont formulées à la manière des « nous voulons que… », « il faut que… », doivent aujourd’hui sortir de cette logique de demande, voire parfois de supplication, et au contraire, réellement s’engager. Car tout reste à faire. Le tissu associatif en Tunisie, malgré son récent enrichissement, demeure trop faible. Les partis politiques, à quelques exceptions près, sont encore peu structurés, et les débats qui les animent peu stimulants.
C’est dans l’engagement actif, vigoureux et sincère, que les choses peuvent avancer. C’est à travers les associations que l’on peut changer le quotidien de son quartier, et faire pression sur le gouvernement. C’est à travers les partis que l’on peut changer la politique et la société.
Il faut avoir foi en le changement, tout comme la volonté forte de faire changer les choses par l’action.
Cette prise de conscience se fait attendre, et pour le moment, l’immaturité des revendications et des actions est plutôt de mauvais augure.
Le retour de la répression et l’apparition de faux problèmes
Sur l’autre flanc de la foule des revendicateurs, on trouve un autre mouvement qui lui est opposé. Celui-ci prône un retour à l’ordre moral et, à travers l’évocation de faux problèmes, tente de brouiller le débat public.
En effet, les récentes affaires du retour de la censure sur le net et de la plainte déposée contre Nadia el Fani pour son film de la part d’avocats proches du mouvement Ennahdha, montrent bien que, si la liberté l’expression et les droits de l’Homme étaient en tête d’affiche le 14 janvier, il reste une petite fraction de la société tunisienne qui n’est pas encore prête à assumer pleinement cette liberté, et à en accepter tous les aspects qu’elle englobe.
Cette même population, peu encline à accepter les principes de liberté d’expression et de droit à la différence en raison de ses convictions religieuses et morales, constitue à n’en pas douter le plus grand danger auquel sont exposés la révolution tunisienne et ses acquis. Elle pose en effet le problème de la coexistence de la démocratie et de la liberté d’une part, avec les convictions religieuses d’autre part. Et de ce débat, loin d’être accessoire, occupe aujourd’hui une grande part du débat de société en Tunisie.
Ce débat se trouve cependant perturbé par l’introduction de faux problèmes tels que la question de la normalisation des relations avec Israël ou celui de l’identité tunisienne. Questions sur lesquelles la plus grande partie de la population s’accorde pour les qualifier de faux problèmes, en particulier à un moment où les défis auquel le pays fait face sont d’une particulière gravité.
Enfin, assombrissant encore un peu plus le tableau, le retour d’une certaine forme de répression policière ces derniers jours, bien que largement populaire auprès de la population qui, lassée des derniers mouvements cherche avant tout son confort, ne fait que faire poindre le risque de voir réapparaitre les pratiques répressives du passé.
Une majorité silencieuse désinvolte
Entre ces deux précédents mondes vit le reste de la population. Celle-ci observe ce spectacle permanent sans réellement le comprendre ni en saisir les nuances ou les enjeux. A titre d’exemple, les inscriptions aux listes électorales sont lancées depuis une semaine et le constat général est partout le même : un désintérêt clair de la part de la population. En dehors d’une minorité, souvent jeune est très politisée et qui s’engage dans cette démarche (soit activement à travers des actions de volontariat, soit passivement en allant simplement s’inscrire), le reste de la population, désinvolte, continue de vaquer à ses occupations estivales. Est-il symptôme plus caractéristique de la vacuité idéologique de la révolution tunisienne ? La majeure partie de la population demeure insensible au débat politique actuel, qu’elle perçoit comme déconnectée de la réalité et loin de ses préoccupations quotidiennes.
Ecartelée entre des mouvements antagonistes, souffrant de famine en termes de culture politique et surtout dénuée de socles idéels tangibles, la révolution tunisienne est en passe de se perdre dans les méandres des discussions stériles.
Vue sous cet angle, cette révolution pourrait bien se transformer, in fine, en une simple révolte, conduisant irrésistiblement à renouer avec les mentalités paternalistes et répressives du passé.
Se retrouver sur les fondamentaux
Ecartelée entre ces mouvements contraires, la société tunisienne ne doit pas perdre de vue l’essentiel, les raisons pour lesquelles cette révolution a vu le jour, l’impérative nécessité d’une répartition plus équitable de la richesse au sein de la société et la consécration des droits et des libertés dans leur conception la plus universelle. Car aujourd’hui, aucun des débats qui animent la scène publique ne se rapporte à l’une ou l’autre de ces questions. Chaque partie brode sur des problématiques secondaires, sans doute pour masquer son incapacité à répondre à ces revendications aussi profondes que fondamentales.
Car si la révolution a bien réussi à exiler le dictateur, reste sa seconde ambition, plus importante et plus difficile encore à réaliser, celle de voir naître et vivre de grandes idées et de nouvelles mentalités. Nous ne pourrons pas construire une nouvelle Tunisie sans un souffle réformateur fort, sans un engagement populaire unanime pour la liberté et les droits. Une prise de conscience partagée par tous que notre destin, dans la diversité des chemins de chacun, ne pourra être soudé que par l’acceptation par tous qu’il nous faut mettre les valeurs humanistes universelles avant toute autre considération. A défaut, cette révolution du 14 janvier restera orpheline de ce qu’elle aura voulu inventer, et rien ne sera plus simple que de rétablir, bientôt, une nouvelle dictature.